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LE
CINQUIEME COL
Ou le secret profané des hautes routes du Karakoram
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Jang-I-Dur, la vallée des combats
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Au pied du Wulio I Sar vers
5000m d'altitude
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Nous descendons la vallée de la Braldu en direction de la Shaksgam
River par un chemin pénible. La fascination portée pour
ces terres lointaines semble proportionnelle à la distance qui
nous sépare delle. La Shaksgam magnétise nos esprits
comme peu de lieux en ont le pouvoir. Les petites oasis verdoyantes
mais esseulées se succèdent et nous enchantent. La dépouille
dun léopard des neiges ajoute à létrangeté
des lieux. Lair étouffant nous enveloppe dune chaleur
collante et vicieuse, tout semble figé, vidé. A limage
de toute cette eau folle qui sengouffre en rugissant dans la vallée
pour aller se perdre dans les sables du Taklamakan, nous nous sentons
happés par le vide. Nous arrivons jusquà Durban
à bout de force, le ventre creux comme les birgushs. Nous dormons
au bord dune profonde gorge enjambée par un fragile pont
de bois dà peine 2 mètres de long. Tout près,
la Shaksgam nous fait de lil mais la peur de franchir la
frontière Chinoise et de croupir dans une prison chinoise nous
arrête.
Le sel de la mine de Lamarz-I-Kish craquelle sous nos pas. Si le sel
est précieux, il lest particulièrement dans les
zones montagneuses éloignées des océans, précieux
dans cette région que Francis Younghusband appelait « The
heart of a continent » 34. Pour Schomberg,
la mine de sel de Lamarz-I-Kish, la « montagne prospère
», est la seule de toute la région de Hunza. Avec sa production
relativement concentrée et sa consommation généralisée,
le sel a toujours fait lobjet de prélèvements fiscaux,
un peu comme le pétrole daujourdhui. Schomberg écrit
à ce propos : « Le Mir de Hunza exigeait un tribut de
sel tous les ans. Il y a un grand besoin de sel en Hunza, et cest
un malheur que ces mines aient été si éloignées,
mais cela devait profiter aux Shimshalis qui disposaient dune
industrie très profitable à leur porte, et pouvaient en
tirer des ressources non négligeables parce quil ny
avait pas dautre mine de sel dans toute la Hunza 35
».
Plus que les traditionnels commerces de safran, de parfum, dor,
de châles, de tissus et de soieries du Cachemire, le sel de cette
mine explique surement pourquoi des hommes risquaient leurs vies sur
les hautes routes du Karakoram. Le sel expliquerait tout, y compris
lisolement géographique de Shimshal où des bagnards
étaient envoyés par le Mir pour creuser dans la mine.
Tout ici témoigne dune ancienne et intense activité
humaine. De mémoire de Shimshalis, le sel si précieux
et vital était transporté inlassablement à dos
de yaks. Nul doute que les richesses du sol attiraient les hommes part
delà les montagnes et apportait aussi son lot de batailles. Une
ancienne forteresse que nous ne trouverons pas défendait la vallée
de Jang-I-Dur, la vallée des combats 36,
celle où nous nous trouvons maintenant. A ce sujet, Schomberg
écrit : « Evidemment, toutes ces ruines attestent que
lancienne route vers le Baltistan passait par ici, du temps où
les glaciers étaient praticables, et quand les obstacles présents
pour au moins un siècle encore, nempêchaient pas
le chargement des mules 37 ».
Schomberg avait sûrement raison. Si les pierres pouvaient parler,
elles nous raconteraient lhistoire extraordinaire des hommes qui
voyageaient à travers les glaces du Karakoram pour venir récolter
le sel, si précieux pour leur vie. Mais aujourdhui, cette
histoire sest perdue à jamais dans les tourbillons de sable
et le silence du désert.
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Retour à lexploration
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Matthieu Paley à droite,
moi-même à gauche, au sommet du wulio I Sar
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En raison de son éloignement, la région demeure un terrain
de jeu formidable. Jusquà maintenant, nous avons mis nos
pas dans ceux des pionniers mais nous trépignons à la
joie dinventer notre propre route. Lidée de tracer
une voie sur le Wulio-I-Sar a fait son chemin. Au retour, nous décidons
dy grimper. Après une longue étude, nous jugeons
la barre de séracs de la face Ouest trop exposée mais
les pentes de neige de la face Sud semblent accessibles à nos
modestes compétences alpines. Les temps épiques de lexploration
géographique sont révolus ? Non, à nous maintenant
!
Nous escaladons péniblement un raidillon instable, des barhals
bien plus agiles que nous nous passent sous le nez comme des furibonds.
Le soir, une énorme pierre nous sert dabri le temps dune
nuit courte et glaciale à 5000m daltitude ; nous nous mettons
en route vers 4h30 le matin suivant. Nous mettons 6h pour grimper au
sommet et écrire son histoire. Les 6 heures nous en ont paru
2, cest peut-être ça vivre intensément ? Dest
en Ouest, tous les sommets du Karakoram nous dominent de près
de 2000 mètres encore. Cest la face Nord du Kanjut Sar
(7760m) qui remporte le grand prix de beauté. Cette montagne
appartient à la catégorie « hard to see »
comme disent les Anglais, lointaine, trop lointaine pour quune
expédition sy intéresse et pourtant quel beau challenge
! Ce nest pas le seul, notre vue se perd dans le dédale
des vallées, des cols et des sommets encore vierges, les anciens
explorateurs nous ont laissé tant à découvrir quune
vie entière ne nous suffirait pas pour tout explorer. Godfrey
Thomas Vigne, le premier occidental à explorer ces montagnes
en 1835, exprimait son émotion ainsi :
« Les montagnes semblaient empilées les unes sur
les autres, dans une confusion extraordinaire de brumes et de glaciers
étincelants, dans la lumière éclatante des neiges
et des rayons du soleil ».
Aujourdhui, du haut de ce sommet inconnu de 6050 mètres,
nous nous sentons les humbles héritiers de lesprit des
pionniers.
Bruno Collard
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Notes
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-Note 1-Traduit de Blank on the Map, Eric Shipton
, p.191, The six mountain-travel Books, Diadem Books Ltd - éd.
1985.
-Note 2- " grande barrière " en
Kirghize
-Note 3- " barrière blanche" en
chinois
-Note 4- Nom d'origine turc
-Note 5- Nom d'origine Kirghize
-Note 6- Karakoram se dit aussi Karakorum, mot d'origine
turc d'Asie central qui veut dire " pierres noires ".
-Note 7- Ou Mustakh ou Old Muztagh Pass.
-Note 8- Ou Skamri pass ou encore New Muztagh Pass,
franchit pour la première fois à Ski par une expédition
menée par Bernard Odier en 1990.
-Note 9- Ancienne province de l'actuel Xinjiang
dont Kashgar était le chef lieu.
-Note 10- C'est le nom du col que Younghusband
cherchait depuis le Nord de la chaîne du Karakoram. Bilafond veut
dire non sans poésie " papillons ". Ce col est aussi
appelé col de Saltoro, cette appellation avait la préférence
de Godfrey Thomas Vigne, son découvreur.
-Note 11- Homme d'expérience et de terrain,
Lonstaff reçut la " Gill Memorial " en 1918 et la "
Founders Gold Medal " de la part de la Royal geographical Society.
Lire " Mon Odyssée montagnarde ", ed. Arthaud, collection
Supervinium, 1955.
-Note 12- Le glacier du Siachen, 72 kms de long,
est le plus grand glacier du monde hors des régions polaires.
Cette région est le triste théatre de la guerre Indo-pakistanaise.
-Note 13- Le géographe Godwin Austen (1850
- ) a prêté son nom au célèbre K2 que Montgomerie
aperçu le premier en 1856. Le nom K2 est resté comme sur
la première carte dressée du massif, K pour Karakoram,
2 pour la deuxième plus haut sommet identifié. Le nom
pour les locaux reste Chogori qui signifie " La grande montagne
".
-Note 14- Ancien notable local nommé par
le Raj britannique pour administrer les régions du Nord.
-Note 15- Traduit de Blank on the Map, p.190, Eric
Shipton , The six mountain-travel Books, Diadem Books Ltd, éd.
1985.
-Note 16- Signifie " La contrée jaune
" en langage Wakhi.
-Note 17- Signifie " col du chien mort "
en langage Wakhi.
-Note 18- Sur cette montagne p. 282, traduit de
l'uvre originale Upon that Mountain, Eric Shipton, Arthaud, éd.
1950.
-Note 19- Traduit de Blank on the Map, p.186, Eric
Shipton, The six mountain-travel Books, Diadem Books Ltd, éd.
1985.
-Note 20- Unknown Karakoram, Charles Francis Schomberg,
Martin Hopkinson Ltd, éd. 1936
-Note 21- Traduit de Unknown Karakoram, p.64, Charles
Francis Schomberg, Martin Hopkinson Ltd, éd1936.
-Note 22- Traduit de Blank on the Map, p.190-191,
Eric Shipton , The six mountain-travel Books, Diadem Books Ltd, éd.
1985.
-Note 23- Revue Nature N°440, article 1179-1182
(27 avril 2006)
-Note 24- Fromage au goût âcre composé
de lait de yak et de brebis, présent dans toute l'Asie centrale.
-Note 25- Huile d'abricot
-Note 26- Sorte de mille feuille composé
de beurre, de fromage et de pain.
-Note 27- Ou Braldoh
-Note 28- Ethnie d'origine tibétaine, habitants
du Baltistan.
-Note 29- Barhal ou Burrhel : Ovis Nahura, mouton
bleu sauvage de l'Himalaya.
-Note 30- Ibex : Ovis Polis, l'équivalent
des bouquetins de nos montagnes.
-Note 31- Ghee (prononcer " gui ") ou
Botok. Le ghee est aussi le nom du beurre tiré du lait de buffle.
-Note 32- Qui veut dire Saule, en référence
aux abondants bosquets de saule que l'on trouve à cet endroit.
-Note 33- Traduit de Unknown Karakoram, p.69, R
Charles Francis Schomberg, Martin Hopkinson Ltd, éd. 1936.
-Note 34- The Heart of a Continent, Sir Francis
Francis Younghusband, Laurier books Ltd, éd. 1993.
-Note 35- Traduit de Unknown Karakoram, p. 78 &
85, Charles Francis Schomberg, Martin Hopkinson Ltd, éd. 1936.
-Note 36- Jang : combat , Dur : vallée
-Note 37- Traduit de Unknown Karakoram, p. 88,
Charles Francis Schomberg, Martin Hopkinson Ltd, éd. 1936.
Vous pouvez aussi voir les films de cette aventure ici :
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